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Le 24 mars 1976, le général argentin Jorge Rafael Videla, placé à la tête d'une junte militaire argentine, opère un coup d'État qui renverse la présidence d'Isabel Perón. Une sévère dictature militaire est alors instaurée ; une dictature que répressions, détentions, tortures et exécutions viennent alimenter. Cette dictature militaire ne prend fin qu'en 1983, à la faveur notamment de l'affaiblissement du régime consécutif à la défaite de l'Argentine face au Royaume-Uni lors de guerre des Malouines.

Au cœur de cette période sombre de l'histoire argentine s'est tenue la Coupe du Monde de football, du 1er au 25 juin 1978. Pour l'Argentine, ce mondial est celui des premières fois : il s'agit de la première fois que l'Argentine accueille la Coupe du Monde de football sur son sol ; et ce Mondial marque également la première victoire de l'Albiceleste en Coupe du Monde, à l'issue d'une compétition marquée par un contexte particulièrement tendu. Malgré de nombreux appels au boycott, la compétition a lieu, dans un contexte de répression et de terreur. Durant ce Mondial, il apparaît manifeste que les enjeux géopolitiques prennent le pas sur les enjeux sportifs, faisant de cette compétition sportive l'une des plus controversées du XXe siècle.

La tenue de la Coupe du Monde malgré les appels au boycott : première victoire de l’Argentine

En 1966, la FIFA choisit d'attribuer l'organisation de la onzième édition de la Coupe du Monde de football à l'Argentine. Dix ans plus tard, cette attribution est remise en question. Le coup d'État de Jorge Videla, et l'instauration d'une dictature militaire féroce changent la donne. Dès sa prise de pouvoir, Jorge Videla, animé par un anti-communisme virulent, annonce son intention de défendre la grandeur de la « civilisation catholique occidentale » contre les « rouges » et les « juifs ». Cette lutte contre le « cancer marxiste » prend la forme d'une « guerre sale » (doux pléonasme), laquelle consiste à persécuter, torturer et tuer tous les opposants politiques et civils au régime militaire argentin. L'Armée révolutionnaire du peuple et les Montoneros, organisations politico-militaires opposées au régime, sont violemment dissoutes dès 1976, tandis que les opposants civils sont poursuivis sans relâche. Personnalités politiques, syndicalistes, prêtres, nonnes et résistants sont traqués, enfermés, torturés et exécutés. Durant les 7 ans de la dictature militaire, on dénombre 30 000 disparus, tandis que 500 000 personnes ont été contraintes à l'exil. Dès 1978, Amnesty International estime à 6 000 le nombre d'exécutions réalisées par le régime, et à 15 000 le nombre de disparus.

La même logique que pour l'organisation de la Coupe du Monde de football en 1934 en Italie sous le régime fasciste de Benito Mussolini.

Dans ce contexte, la Coupe du Monde de football de 1978 revêt un enjeu géopolitique capital. D'un côté, le régime argentin entend se servir de la compétition pour améliorer son image sur la scène internationale, en organisant l'évènement de telle manière que l'ensemble des participants et observateurs soient séduits et en oublient les tragiques destins de milliers d'Argentins se jouant dans les coulisses des festivités argentines. C'est à cette même logique qu'avait par exemple également obéi l'organisation de la Coupe du Monde de football en 1934 en Italie, sous le régime fasciste instauré par Benito Mussolini.

Malgré les atrocités commises par le régime, la FIFA confirme l'Argentine comme pays organisateur de la Coupe du Monde de 1978, une décision justifiée par l'avance qu'avait évidemment pris l'Argentine dans les préparatifs du Mondial, mais extrêmement critiquée, les plus virulents allant jusqu'à soupçonner la FIFA d'être en bon terme avec les dictatures sud-américaines. Les plus modérés soulignent, quant à eux, la faiblesse de la FIFA face aux ambitions internationales du régime de Videla. Cette faiblesse des institutions sportives internationales, que certains critiquent en 1978, est synthétisée par l'historien français du sport Jean-Marie Brohm.

L'attribution des grandes épreuves sportives par les fédérations sportives internationales obéit en effet toujours à la logique du plus fort. Elle se conforme aux stratégies dominantes des puissances hégémoniques et aux rapports de force établis. Est-ce un hasard si l'Italie musolinienne organise les championnats du monde en 1934, si l'Argentine fasciste de Videla obtient le Mundial en 1978 ? Est-ce un hasard si les Jeux Olympiques sont confiés à Londres, la puissance victorieuse de l'Allemagne nazie, si ceux de 1952, en pleine guerre froide, sont confiés à Helsinki où l'URSS fait son apparition dans le concert olympique. Si enfin ceux de 1980 sont attribués à Moscou dans le cadre l'idylle provisoire entre les deux super-grands ?
Jean-Marie Brohm

De l'autre côté, de nombreuses voix s'élèvent pour appeler au boycott de la Coupe du Monde de 1978, en particulier en Europe, où des mouvements appellent les sélections européennes à ne pas se rendre en Argentine. En France, l'écrivain français Marek Halter, Juif d'origine polonaise, lance un appel au boycott dans le journal Le Monde.

En 1936, nos parents n'ont pas pu empêcher les sportifs de se rendre aux Jeux Olympiques de Berlin et de faire le salut nazi devant un Hitler ébahi. Deux ans après, ils assistaient impuissants à la Nuit de Cristal . Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine.
Marek Halter

Cependant, excepté quelques joueurs, l'ensemble des sélections se rendent en Argentine pour la Coupe du Monde, une première victoire pour le régime argentin, qui n'entend toutefois pas en rester là. Alors que le monde entier a les yeux rivés sur l'Argentine pendant le mois de juin 1978, pour Jorge Videla, seul un scenario est possible : la victoire de l'Albiceleste lors de ce mondial. Il ne peut en être autrement.

La victoire finale de l’Albiceleste au service du prestige du régime argentin

L'équipe d'Argentine qui se présente au Mondial de 1978 semble armée pour réaliser un joli parcours. Le sélectionneur argentin, César Luis Menotti, qui a jusqu'à la dernière minute hésité à sélectionner un jeune prodige, nommé , a fait le choix de s'appuyer sur des hommes d'expérience, tels que le défenseur et capitaine emblématique , le milieu de terrain relayeur Osvaldo Ardiles, l'ailier Daniel Bertoni, ou encore l'attaquant Mario Kempes, auteur d'une excellente saison avec le FC Valence. Plus encore qu'une simple compétition sportive, ce Mondial revêt une importance capitale pour l'Argentine, qui veut redorer son blason par une victoire de prestige. Jorge Videla a personnellement confié à Menotti la mission de remporter ce trophée. Cependant, il apparaît évident que l'Argentine aura fort à faire face à des nations comme la RFA, tenante du titre, les Pays-Bas, finaliste malheureux de la précédente édition, le Brésil, ou l'Italie.

Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de Videla

Lors du premier tour, les Argentins se retrouvent dans le groupe A, en compagnie de la Hongrie, de la France, et de l'Italie. Le 2 juin, les Argentins s'imposent face à la Hongrie sur le score de 2-1, grâce à des buts de Leopoldo Luque et Daniel Bertoni, avant de battre la France le 6 juin sur ce même score de 2-1, grâce à un penalty de Daniel Passarella et une réalisation de Leopoldo Luque. Mais l'Albiceleste s'incline face à l'Italie sur le score de 1-0, et se qualifie pour le tour suivant en ne finissant que deuxième de son groupe, derrière la Squadra Azzura.

Dans les années 60, la fin des empires coloniaux et l'émergence de nouveaux États en Afrique et en Asie ont induit un accroissement du nombre de sélections participant aux éliminatoires. Afin de tenir compte de cette nouvelle donne géopolitique en tirant profit des conséquences économiques induites par la mondialisation progressive de cet événement télévisuel, la FIFA décide, à partir de 1974, de ne plus disputer de quarts de finale et de demi-finales, mais d'organiser une seconde phase de groupes. C'est donc ce système qui est en vigueur lors du Mondial 1978.

Lors de la seconde phase de groupes, l'Argentine se retrouve en compagnie de la Pologne, du Brésil et du Pérou. Le 14 juin, l'Argentine écarte le Pérou sur le score de 2-0 grâce à un doublé de Mario Kempes ; mais quatre jours plus tard, l'Albiceleste ne peut faire mieux que 0-0 face au rival brésilien. La Seleçao ayant battu le Pérou 3-0 et la Pologne 3-1, l'Argentine, dans son ultime match face au Pérou, se doit de s'imposer par au moins 4 buts d'écart pour accéder à sa première finale de Coupe du Monde depuis 1930. Et ce pari impossible est réussi : le 21 juin, l'Argentine étrille le Pérou sur le score de 6-0, grâce à des doublés de Mario Kempes et Lepoldo Luque, ainsi que des réalisations d'Alberto Tarantini et René Houseman. L'Argentine crée l'exploit et se qualifie pour la finale de la Coupe du Monde face aux Pays-Bas, une finale que l'Argentine est dans l'obligation de remporter.

Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de Videla

Le 25 juin 1978, il est environ 14h50 lorsque l'Albiceleste et les Oranje font leur entrée sur le terrain, dans un Estadio Monumental de Buenos Aires qui affiche complet (plus de 77 000 spectateurs) et une ambiance électrique. La rencontre entre deux équipes qui n'ont qu'un rêve, celui d'accrocher une première étoile sur leur tunique, s'annonce passionnante. L'opposition entre les Pays-Bas, finalistes malheureux de la précédente édition, équipe revancharde, orpheline de mais emmenée par Johan Neeskens et ; et l'Argentine, meilleure attaque de la compétition évoluant à domicile et largement mise sous pression par la dictature militaire qui exige impérativement une victoire, est prometteuse. Pour l'Argentine, et sous les yeux de Jorge Videla, la défaite est absolument inenvisageable. La première mi-temps est ouverte, et le Monumental explose à la 38e minute de jeu lorsque, servi à l'entrée de la surface de réparation, Mario Kempes s'infiltre entre Ruud Krol et Ernie Brandts et tacle le ballon au fond des filets de Jan Jongbloed pour ouvrir le score, et rapprocher toute une nation de son rêve. L'Argentine tient son avantage au score, jusqu'à la 82e minute, où au terme d'une belle action collective, l'attaquant batave Dick Nanninga place une tête puissante qui ne laisse aucune chance au portier argentin Ubaldo Fillol. Le Monumental retient son souffle cinq minutes plus tard lorsque le Néerlandais Robert Rensenbrink trouve le poteau, mais le score n'évoluera pas. Ce score de 1-1 emmène les deux équipes vers les prolongations. Les deux équipes n'ont d'autre choix que de lutter jusqu'au bout pour décrocher le trophée si convoité qui leur tend les bras, oubliant la fatigue, la pression : il faut vaincre. Et à ce jeu, c'est l'Argentine qui ressort victorieuse. À la 105e minute, au terme d'un cafouillage dans la défense des Oranje, Mario Kempes parvient à pousser ballon au fond des filets, permettant à l'Argentine de reprendre l'avantage, et provoquant une nouvelle explosion de joie dans les tribunes du Monumental. À la 116e minute, l'ailier droit argentin Daniel Bertoni assoit définitivement la victoire des siens en trompant Jan Jongbloed de près d'un tir croisé.

L'Argentine s'impose sur le score de 3-1 et remporte son premier titre mondial, le Monumental exulte, les joueurs sont ivres de joie, Jorge Videla est ravi. L'Argentine entre dans l'histoire, et fait parler d'elle non pas pour les atrocités commises par le régime, mais pour le succès héroïque de son équipe de football. Après Benito Mussolini remettant le trophée à la Squadra Azzura lors du Mondial 1934, après Mohammed Reza Pahlavi, le Shah d'Iran, remettant le trophée à la sélection iranienne lors de la Coupe d'Asie de 1976, Jorge Videla devient la troisième personnalité autoritaire du XXe siècle à remettre personnellement un trophée, à domicile, à la sélection nationale de football. La portée symbolique de l'image de Jorge Videla remettant le trophée au capitaine argentin Daniel Passarella ne doit pas être sous-estimée : à la fois révélatrice de la présupposée supériorité du régime argentin, consacrée par le football, et façonnant un certain culte de la personnalité de Videla, cette remise de trophée n'a peut-être jamais été aussi politique que ce 25 juin 1978. Incontestablement, la victoire de l'Argentine marque la victoire de Videla, qui est parvenu à montrer une toute autre image de l'Argentine aux yeux du monde, tout en fédérant l'ensemble de peuple argentin derrière les performances de l'Albiceleste. Le régime dictatorial argentin s'offre une victoire de prestige, qui conforte Jorge Videla dans sa position de leader autoritaire, incontesté et incontestable.

Le Mondial le plus controversé de l’histoire ?

S'il marque un succès éclatant de l'Argentine, le Mondial de 1978 n'en demeure pas moins l'un des plus controversés de l'histoire. Dans la même logique, par exemple, que les Jeux Olympiques de Berlin de 1936, ce Mondial de 1978 prouve, une nouvelle fois, que l'organisation et le déroulement d'une compétition internationale dans un pays donné est bien souvent prisonnière du contexte politique de ce pays donné, qui plus est quand ce contexte est tendu et sombre.

Avant même son commencement, ce Mondial est contesté. L'organisation de la Coupe du Monde, obtenue par le régime péroniste, est immédiatement instrumentalisée à des fins de propagande par Jorge Videla dès son arrivée au pouvoir. Alors que le pays devient peu à peu un camp de concentration à grande échelle, l'émissaire de la FIFA envoyé sur place, ão Havelange, décide le maintien de l'attribution de l'organisation du Mondial 1978 à l'Argentine, une décision critiquée et controversée. Une thèse récente viendra suggérer que Jorge Videla a monnayé l'attribution de la Coupe du Monde par la libération de Paulo Antonio Paranagua, fils d'un diplomate brésilien arrêté par le régime militaire argentin. Cette thèse est révélatrice des critiques qu'a pu susciter le maintien de l'organisation du Mondial 1978 en Argentine, des critiques qui vont nécessairement engendrer des mouvements de boycott.

Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de Videla

Historiquement, ce n'est pas la première fois qu'une compétition internationale se déroulant dans un État autoritaire fait l'objet de contestations, mais en 1978, les médias disposent de plus de moyens qu'avant la Seconde Guerre mondiale pour mettre en lumière les horreurs d'une dictature et relayer les voix contestataires. En Europe, journalistes et intellectuels se mobilisent contre la tenue de ce Mondial, comme par exemple, Marek Halter, Louis Aragon, ou Jean-François Revel notamment.

Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de VidelaDes mouvements de boycott se constituent, tels que le Comité pour le boycott de l'organisation par l'Argentine de la Coupe du Monde de football (COBA) en France, qui tente de convaincre joueurs et dirigeants de ne pas se rendre sur le sol argentin. Se manifestant par des affiches, des dessins et autres types d'illustrations, le COBA organise aussi des réunions pour justifier son action en s'appuyant sur des écrits de journalistes ou d'exilé argentins. Ce mouvement va même jusqu'à tenter d'enlever Michel Hidalgo, le sélectionneur des Bleus, à la veille du départ des tricolores pour l'Argentine afin de faire entendre le message du peuple argentin. Jamais un Mondial n'aura autant été décrié par le grand public.

Lorsque vous applaudirez le onze de France, les acclamations couvriront les bruits des personnes que l'on torture.

Au-delà de son attribution, le Mondial de 1978 fait l'objet de controverses dans son déroulement même. D'un point de vue purement sportif, les critiques pleuvent sur l'arbitrage, accusé de favoriser la sélection argentine. Les soupçons de corruption émergent ; particulièrement à l'occasion du match Argentine-Pérou (6-0), qui alimente la thèse d'un pacte conclus entre les dictatures militaires argentine et péruvienne : Jorge Videla aurait proposé à son homologue péruvien Francisco Morales Bermudez que le Pérou accepte de se faire écraser par l'Argentine (une victoire par 4 buts d'écart étant absolument nécessaire pour accéder à la finale), et en échange, Videla s'engageait à éliminer treize ressortissants péruviens opposés à la dictature. D'un point de vu extra-sportif, l'intensité de la compétition et les efforts mis en œuvre par les organisateurs ne font pas oublier les atrocités commises par le régime.

En France, Amnesty International lance le slogan suivant : « Lorsque vous applaudirez le onze de France, les acclamations couvriront les bruits des personnes que l'on torture ». Alors que dans les tribunes des stades, encouragements, clameurs et cris de joie se font entendre, des centaines d'opposants au régime continuent d'être arrêtés, enfermés et torturés. « Nous étions une distraction pour des gens qui commettaient des atrocités » affirmera Osvaldo Ardiles. Située à moins de 2 km de l'Estadio Monumental de Buenos Aires, l'École supérieure de mécanique de la Marine devient un centre national de torture et d'exécution, dans lequel les pires atrocités sont commises, sous la direction de Jorge Eduardo Acosta, surnommé « El Tigre ». La légende veut d'ailleurs que ce dernier, après la victoire de l'Argentine sur les Pays-Bas, ait fait irruption dans les salles des tortures en s'écriant : « Nous avons gagné ! ».

Coupe du Monde 1978 en Argentine, triomphe de la dictature de Videla

Le climat controversé de ce Mondial se poursuit jusqu'au bout, les Pays-Bas refusant de prendre part au protocole de la cérémonie de clôture, en signe de protestation contre la dictature militaire. Qu'importe, l'Argentine est victorieuse. Jorge Videla a gagné sa Coupe du Monde, et peut défiler fièrement aux côtés de la sélection argentine en bombant le torse. Les menaces de boycott n'ont eu raison de la tenue de l'événement, et l'Albiceleste, écartant un à un ses adversaires, a triomphé. Devant le monde entier, Jorge Videla fait la démonstration de la puissance et du prestige de son régime, qui est parvenu à remporter la première Coupe du Monde de l'histoire du football argentin, un succès dont il s'attribuera le mérite, un succès sonnant irrémédiablement comme un cri de triomphe de la dictature militaire argentine, un cri de triomphe qui peine pourtant à couvrir les cris de douleur des opposants au régime, loin, très loin des arènes argentines et des rêves que l'Albiceleste a apporté au peuple ciel et blanc pendant près d'un mois.