La Seconde Guerre Mondiale ouvre la voie à l’émancipation des peuples colonisés d’Asie et d’Afrique. De 1945 à 1975, les empires coloniaux s’effondrent et plus de 70 nouveaux États apparaissent. Émerge alors un « Tiers-Monde », qui entend s’unir pour peser dans les relations internationales. Un événement historique d’une telle ampleur ne peut que se répercuter sur le football. Bien plus qu’un simple sport, le football est aussi un phénomène social et culturel empreint d’histoire et de politique, autant d’aspects qui rendent le football totalement indissociable de l’histoire. Le football n’a pas échappé à la décolonisation, et cela s’est décliné sous différentes formes, sur lesquelles il faut s’arrêter.
Sommaire :
L’affirmation du nationalisme et la lutte contre l’impérialisme par le football
Dans les pays colonisés, principalement en Asie et en Afrique, les aspirations nationalistes et indépendantistes, qui atteignent leur paroxysme après la Seconde Guerre mondiale, apparaissent dès l’entre-deux-guerres. Force est de constater que le football joue un rôle certain dans l’apparition de ces sentiments nationalistes. Ainsi, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, des clubs de football éclosent, notamment dans les colonies françaises et britanniques. Ces clubs de football, loin d’être de simples équipes, sont chargés d’un fort sentiment identitaire, lequel va à rebours de la prédominance de l’autorité colonisatrice, particulièrement dans les colonies françaises qui ont fait l’objet d’un contrôle aigu de la part de la métropole. Cet aspect a été particulièrement manifeste en Algérie, colonie de peuplement française, où la Ligue d’Alger est créée en 1918, suivie par la création de la Ligue de Constantine, en 1921. A travers ces deux ligues, ce n’est pas encore l’identité algérienne en tant que telle qui se propage, mais l’identité musulmane : en effet, à l’intérieur de ces ligues, on trouve des clubs musulmans, tels que le Mouloudia Club d’Alger, fondé en 1921. L’émergence de ces clubs musulmans favorise l’apparition d’un sentiment patriotique et nationaliste, tout en suscitant une amorce de lutte latente contre l’impérialisme français, au travers de la rivalité entre le Mouloudia Club d’Alger, club musulman, et le Racing Universitaire d’Alger, club estampillé « métropole ». La rivalité entre ces deux clubs dépasse le simple cadre du sport : en effet, chaque victoire du Mouloudia Club d’Alger est perçue comme une affirmation de l’émergence d’une identité musulmane, voire algérienne, distincte de l’identité nationale française, en dépit des efforts du gouvernement français de la IIIe République visant à asseoir la prééminence métropolitaine en Algérie.
À partir des années 50, en Algérie, le football devient réellement un terrain d’affrontement entre colonisateurs et colonisés. Le Front de libération nationale (FLN) utilise notamment le football comme une tribune d’expression, et ce de manière retentissante. Ainsi, le 10 février 1957, durant la Bataille d’Alger, le FLN orchestre un double attentat à Alger à l’encontre du Racing Universitaire d’Alger, dans lequel 10 personnes trouvent la mort. De surcroît, le 26 mai 1957, le FLN se sert une nouvelle fois du football comme d’un moyen privilégié d’expression : à l’occasion de la finale de la Coupe de France, qui voit le Toulouse FC l’emporter sur le score de 6 buts à 3 face au Angers SCO au Stade Yves-du-Manoir à Colombes, le FLN assassine le député Ali Chekkal, fervent défenseur de l’Algérie française, considéré par le FLN comme un traître.
L’année 1958 marque un tournant. Au cours de la saison 1957-1958, 45 joueurs originaires d’Afrique du Nord évoluent dans le championnat français. Certains d’entre eux évoluent au sein de l’Équipe de France, qui se prépare à disputer la Coupe du Monde en Suède du 8 au 29 juin, et qui semble armée pour faire un excellent parcours, voire pour remporter la Coupe du Monde et accrocher une première étoile sur le maillot bleu. En plus du madrilène Raymond Kopa et du rémois Just Fontaine, les Bleus peuvent compter sur le buteur stéphanois Rachid Mekhloufi, ou sur le pilier monégasque de la défense Mustapha Zitouni. Mais le FLN, bien décidé à se servir du football comme d’un moyen d’expression de sa lutte pour l’indépendance algérienne, se meut en fossoyeur de la sélection française, et la Guerre d’Algérie rattrape inéluctablement le football. Le 13 avril 1957, moins de deux mois avant le début de la Coupe du Monde, le FLN annonce, depuis Tunis, la création de l’Équipe du Front de libération nationale algérien de football, surnommé le « onze de l’indépendance », véritable équipe nationale algérienne avant la lettre, bien que non reconnue par les instances internationales du football. Neuf joueurs de la sélection française décident de rejoindre ce « onze de l’indépendance » ; parmi eux se trouvent des joueurs talentueux et prometteurs, tels que le défenseur central cannois Mustapha Zitouni, le milieu de terrain monégasque Abdelaziz Ben Tifour, l’attaquant toulousain Saïd Brahimi, ou encore l’attaquant stéphanois Rachid Mekhloufi. Et L’Équipe de titrer : « Neuf footballeurs algériens portés disparus ».
[blockquote]J’ai beaucoup d’amis en France, mais le problème est plus grand que nous. Que faites- vous si votre pays est en guerre et que vous êtes appelé ?Mustapha Zitouni[/blockquote]
Il apparaît manifeste qu’en 1958, le FLN s’est servi du football dans sa lutte contre le colonisateur français. Le « onze de l’indépendance » indique clairement la volonté du FLN de rompre clairement ave la métropole ; le rôle de cette équipe est avant tout politique, pour montrer aux Français de la métropole que même des footballeurs professionnels s’impliquent dans cette cause, quitte à renoncer à leur statut. L’Équipe du Front de libération nationale algérien de football fait connaître à travers le monde la cause algérienne et sa guerre d’indépendance, grâce à plusieurs tournées mondiales qui permettent aux « onze de l’indépendance » de disputer 83 matches, pour un bilan de 57 victoires, 14 nuls et 12 défaites.
Cette conception du football comme élément identitaire et comme terrain d’opposition larvé au colonisateur a pu se retrouve, à un degré moindre, dans d’autres colonies. Ainsi, en Tunisie, protectorat français, la Ligue de Tunisie est créée en 1921, en même temps que certains clubs musulmans qui deviennent rapidement très populaires ; le football étant le sport le plus populaire en Afrique du Nord. La création de ces clubs musulmans témoigne d’une amorce de prise de distance vis-à-vis de la Fédération française de football, bien que la Ligue de Tunisie y soit affiliée. Parmi ces clubs musulmans nouvellement fondés, on retrouve l’Espérance Sportive de Tunis (1919), le Club Africain (1920), l’Étoile sportive du Sahel (1925), ou encore le Club tunisien (1928). Tout comme en Algérie, ces clubs musulmans sont chargés d’une forte dimension nationaliste et identitaire, qui n’est pas sans troubler la métropole, laquelle a par exemple posé son véto au nom initial du Club africain (« Club islamique africain »), à ses couleurs initiales (le rouge et le blanc), ainsi qu’à ses emblèmes initiaux (le croissant de lune et l’étoile). Certains de ses clubs sont estampillés «résistants à l’occupant français » : l’Espérance sportive de Tunis, par exemple a ainsi constitué un espace de contestation à la colonisation, comme en atteste sa rivalité aigue avec le Stade Gaulois (le parti des colons). Habib Bourguiba, alors leader du parti indépendantiste Néo-Destour, se revendiquait alors comme fervent supporter de l’Espérance sportive de Tunis.
De la même manière, au Maroc, autre protectorat français, le Wydad Athletic Club, créé le 8 mai 19376, occupe une place similaire à celle occupée par l’Espérance en Tunisie, en termes de « résistance à l’occupant » ; comme l’Espérance face au Stade gaulois, le Wydad Athletic Club entretient une forte rivalité avec un opposant « colon », l’Union Sportive Marocaine. Chaque victoire du Wydad Athletic Club sur l’Union sportive marocaine représente alors une entaille dans la domination française sur le protectorat marocain.
Cet aspect, s’il a particulièrement été important dans les colonies françaises d’Afrique du Nord, se retrouve dans d’autres colonies. Au Nigéria, colonie britannique, le leader indépendantiste Nnamdi Azikiwe, futur premier président du pays indépendant, fonde le Zic Athletic Club, un grand club emblématique de la « résistance à l’occupant », dont les victoires en War Memorial Cup, face à des clubs européens notamment, suscite un engouement nationaliste croissant. En Inde, la Fédération indienne de football, créée en 1937, devient un foyer des aspirations indépendantistes indiennes, cristallisées 5 ans plus tard au sein du mouvement « Quit India » porté par Gandhi à partir de 1942. Cette remarque s’applique également à la Fédération d’Indonésie de football, fondée en 1930, l’Indonésie étant alors une colonie néerlandaise aspirant à plus d’autonomie dans sa gouvernance.
Un symbole des identités nationales nouvellement construites
Pour les nouveaux États issus de la décolonisation et leurs dirigeants politiques, il s’agit de cimenter ces nouveaux ensembles nationaux autour de symboles identitaires vecteurs de réunification et d’affirmation d’une identité propre, distincte de celle des anciennes puissances colonisatrices. Le football n’échappe pas à cette dimension, et cela se décline en plusieurs aspects. Tout d’abord, les fédérations sportives, et par conséquent footballistiques, des nouveaux États issus de la décolonisation rompent avec les fédérations sportives de la métropole ; et c’est à cette époque que sont créées les grandes compétitions continentales, telles que la Coupe d’Asie (1956), ou encore la Coupe d’Afrique des Nations (1957). De surcroît, l’ensemble des pays ayant accédé à l’indépendance rejoignent la FIFA, ce qui engendre de facto une reconnaissance internationale de ces nouvelles nations.
L’affirmation de l’identité, pour les nations naissantes, implique un interventionnisme de l’État dans le football. Dans ce contexte, certaines personnalités occupant des fonctions au gouvernement sont également présentes dans les institutions footballistiques. C’est par exemple le cas de Germain Coffi Gadeau, ministre de la Justice ivoirien et également président de la Fédération ivoirienne de football, ou encore de l’Égyptien Abdel Hakim Amer, ministre de la Défense et président de la Fédération égyptienne de football. De surcroît, et pour renforcer cette dimension identitaire, certains stades de football prennent le nom de grands leaders de la lutte pour l’indépendance. Par exemple, le Stade Géo André d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, prend le nom de « Stade Félix Houphouët-Boigny » en 1964. Dans d’autres cas, l’appellation choisie est plus significative encore ; pensons par exemple au Stade de l’Indépendance, à Bakau, en Gambie. Cet aspect n’est pas sans rappeler le choix du nom du stade construit à Tripoli à l’occasion de la Coupe d’Afrique des Nations 1982 organisée en Lybie, à savoir le «Stade du 11 juin», nommé de la sorte en référence au retrait des troupes américaines de Libye, le 11 juin 1970. Après la décolonisation, les stades de football, par leurs noms, deviennent de puissants leviers identitaires porteurs de l’histoire récente du pays. Le football s’apparentant réellement, en Afrique particulièrement, à « l’opium du peuple», cet aspect popularise une identité nouvelle, une identité fondée sur l’indépendance arrachée des mains des colons.
En Afrique, 26 nouvelles sélections apparaissent entre 1956 et 1964
Cet aspect identitaire se traduit surtout par la création systématique de sélections nationales de football, une fois l’indépendance acquise. La décolonisation impacte le football mondial dans la mesure où elle démultiplie le nombre de sélections nationales déjà existantes : en Afrique, 26 nouvelles sélections apparaissent entre 1956 et 1964 ; en Asie émergent également, assez rapidement, des sélections nationales de football dans les pays nouvellement indépendants : en Inde (1948), au Nord-Vietnam et au Sud- Vietnam (1949), au Pakistan (1950), ou encore en Indonésie (1951).
Le football devient ainsi un ciment d’unité nationale, une unité qui est encore à construire et que le football peut servir pleinement : sélections nationales, stades de football et compétitions locales permettent à ces nouvelles nations de se forger, de revendiquer une identité propre qu’ils entendent affirmer face aux anciennes puissances colonisatrices, et exhiber sur la scène internationale du football.
Un moyen de reconnaissance sur la scène internationale
Les nouveaux États issus de la décolonisation veulent se déployer sur la scène internationale et peser face aux grandes nations de l’hémisphère, dans les domaines politique, économique, culturel, et sportif. Aussi, les pays décolonisés veulent peser sur la scène internationale du football et ce de manière collective, initiative qui peut aisément être mise en parallèle avec les tentatives politiques et collectives des États du Tiers-Monde de jouer un rôle dans les relations internationales exprimées lors des Conférences de Bandung (1955) ou de Belgrade (1961). Cette représentation collective et internationale des pays décolonisés s’amorce dès 1954, date à laquelle l’Asie et l’Afrique se dotent de membres représentatifs à la FIFA, respectivement Jack Skinner et Abdelaziz Salem.
En 1956, à l’occasion d’un congrès à Lisbonne, une assemblée générale réunit les délégués des fédérations égyptienne, éthiopienne, soudanaise et sud-africaine. Ces fédérations créent la Confédération africaine de football (CAF) en 1957 à Khartoum, qui rassemble 23 fédérations en 1963. La CAF est l’équivalent africain de l’UEFA. Cette fédération continentale, rapidement reconnue par la FIF A, doit favoriser une représentation internationale de l’Afrique du football. Unie, l’Afrique se présente alors en position de force sur la scène internationale du football, une position de force reconnue par la FIFA qui fait de l’Égyptien Mohamed Abdelaziz Moustapha son nouveau vice-président en 1961 à l’occasion d’un Congrès à Santiago, une forme de reconnaissance du poids croissant du football africain, Mohamed Abdelaziz Moustapha exerçant également la charge de président de la CAF à partir de 1958.
[blockquote]Lors de la Coupe du Monde 1966, qui se déroule en Angleterre, l’Océanie, l’Asie et l’Afrique se partagent une seule et unique place qualificative.[/blockquote]Le combat des pays décolonisés pour plus de reconnaissance sur la scène du football mondial prend également la forme d’une revendication d’un plus grand nombre de places accordées aux sélections africaines en Coupe du Monde. Lors de la Coupe du Monde 1966, qui se déroule en Angleterre, l’Océanie, l’Asie et l’Afrique se partagent une seule et unique place qualificative. Les pays de la CAF revendiquent un plus grand nombre de places assurées pour les pays africains en Coupe du Monde, et décident, sous l’impulsion de l’ancien leader indépendantiste et président ghanéen, Kwame Nkrumah, de faire entendre leurs revendications en boycottant les compétitions qualificatives pour la Coupe du Monde 1966. Ce boycott retentissant n’est pas sans porter ses fruits : dès le mondial 1970, une place est réservée à la CAF, obtenue par le Maroc. Cette dynamique s’accentue pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, ce qui permet à certaines nations africaines de démontrer leur talent aux yeux du monde du football : en attestent les parcours honorables de la Tunisie lors de la Coupe du Monde 1978 en Argentine, ou du Cameroun lors de la Coupe du Monde 1990 en Italie.
Par le football notamment, les États décolonisés veulent peser sur la scène internationale ; une tentative d’intégration internationale loin d’être inédite, mais dont l’efficacité ne doit pas être sous-estimée. De la même manière qu’ils entrent en nombre et en force à l’ONU après leur accès à l’indépendance, les nouveaux États issus de la décolonisation entrent en force à la FIFA, recherchant une reconnaissance internationale, mais aussi, et plus fondamentalement, à faire du football le socle d’États encore fragiles et instables, mais déterminés à se tenir aux côtés des grandes nations du football afin de construire leur histoire et leur identité sur le terrain, pour ensuite, à plus long terme, écrire de nouvelles pages de leur histoire, récente, mais riche et porteuse de rêves et d’espoirs.