AvideceWopyBalab

Il fut un temps où un match de football se regardait avec les yeux et le cœur, une époque où les 90 minutes se suffisaient à elle-même et n’avaient besoin de teasing à outrance et d’analyse post-match en surdose, des décennies durant lesquelles le jeu était l’alpha et l’omega.

Le développement de la télévision, au-delà de toutes ses qualités, a fait émergé l’idée d’un « avant match » et d’un « après match » mais durant de longues années encore, le romantisme avait toute sa place, incarné par l’émission « L’Equipe du Dimanche » notamment, condensé du meilleur du football européen accessible chaque fin de week-end.

Progressivement, les chaines sportives 24h/24 et 7J/7 sont montées en puissance et de nouveaux angles de discussions autour du football sont nés. Il y a eu les polémistes, ceux qui voulaient imiter leurs collègues journalistes politiques en produisant une critique, qu’elle soit positive ou négative, des événements. Et puis, il y a désormais le fameux « Football Data », cette nouvelle sphère qui privilégie le prisme de la statistique pour comprendre le football et l’analyser.

A peine le temps de le voir naître qu’il s’est déjà imposé, au point que des programmes entiers lui sont dédiés et que certains s’autoproclament spécialistes d’une discipline aussi fraîche que le sourire de M’Bappé.

L’empire du faux

Bien évidemment, la statistique a toujours existé dans le football mais celle-ci était autrefois réduite à un minimum syndical et pertinent : la possession de balles, le nombre d’occasions créé et les performances individuelles de chaque joueur (buts et passes décisives pour les joueurs de champ, nombre d’arrêts et de matches sans encaisser de but pour les gardiens).

Désormais tout s’analyse : les duels gagnés, perdus, les pourcentages de passes réussies, ratées, interceptées. Chaque pas est disséqué, chaque comportement fait l’objet d’un tableau Excel et au final, chaque acte du footballeur est isolé du tout auquel il appartient et étudié indépendamment du reste, comme si l’on pouvait apprécier une pizza à l’aune d’un seul ingrédient.

Si les entraineurs ont rapidement compris l’intérêt des données et de leur utilisation, en mettant au point des logiciels toujours plus précis et des algorithmes toujours plus puissants pour étudier les forces et les faiblesses de leurs équipes ou de leurs adversaires, dans le monde des observateurs, les statistiques sont en train de tuer notre football.

La logique de moyens, magnifiquement symbolisée par Cruyff, a été remplacée par une logique de résultats.

D’abord parce que la logique de moyens magnifiquement symbolisée par Cruyff a été remplacée par une logique de résultats. Ce qui compte désormais, ce n’est plus la qualité du jeu, sa beauté ou l’émotion qu’il nous procure mais bien la finalité. Et dans ce totalitarisme du comptable, qui aborde le match de football, théâtre de lyrisme, comme une vulgaire assemblée générale d’une association loi 1901 inutile, Denis Bergkamp a été chassé d’un trône que ne peuvent occuper que ceux qui mettent plus de 35 buts/saison, un drame moderne.

Les résumés télévisuels des matches de football montrent le mieux ce changement. Auparavant, ils faisaient 10 minutes et comportaient les plus belles actions des rencontres, indépendamment du score et du nombre de buts inscrits. Aujourd’hui, société de consommation instantanée et réseaux sociaux obligent, ils doivent faire 1 minute et ne montrer que les buts. Aller à l’essentiel, gommer ce qui semble superficiel, enlever tout ce qui rend ce football magnifique.

Cette appréciation de la statistique a faussé depuis plusieurs années notre regard sur le football. Sur les joueurs eux-mêmes, où nous avons été convaincus que des joueurs moyens face à nos yeux étaient géniaux face aux tableaux. L’exemple le plus frappant reste le milieu d’Arsenal Francis Coquelin, futur représentant de l’entrejeu tricolore au nom de pourcentages jouant en sa faveur. Faisant abstraction de l’idée même d’esprit de jeu, nous nous sommes fait avoir et n’avons pas vu que les joueurs avaient compris toutes les limites des données et des analyses mathématiques du football. Car n’est-il pas plus facile d’avoir 100% de passes réussies dès lors que ces dernières sont faites en dehors de tous risques ? N’est-il pas aisé d’afficher un résultat de duels gagnés faisant pâlir Leonidas si on ne s’engage que dans les luttes qu’on est assuré de gagner ?

Le joueur qui crée des décalages, des espaces et par les risques qu’il prend rend hommage à notre sport est dévalué au profit du gestionnaire méticuleux qui minimise les risques et joue la sécurité, tel un chef d’entreprise complexé et anxieux.

La castration des défenseurs

Dieu merci, le subterfuge a rapidement été démasqué et depuis quelques mois, il semble que l’imposture ne prend plus . Les heures de diffusion à disséquer et théoriser n’y peuvent rien, le public n’est plus dupe de la supercherie.

Malgré ce regain de lucidité, les résultats d’une telle emprise resteront. La fameuse protection des « joueurs talentueux », prophétisée par Frédéric Antonetti en conférence de presse au moment où il s’agissait de réagit à un tacle appuyé d’Adil Rami sur son jeune aillier Koné, en est une démonstration magistrale.

Au nom de l’efficacité, et des compteurs à faire tourner, les défenseurs ont été les grands castrés de notre époque. La surprotection des joueurs offensifs a rendu quasiment impossible le métier de défenseur qui est sanctionné au moindre tacle et contact. Ce constat explique en partie la profusion de jeunes joueurs offensifs talentueux dans chaque équipe et, en même temps, l’extrême difficulté pour des grandes écuries quand il s’agit constituer des défenses solides. Est-ce les attaquants qui sont de plus en plus géniaux et les défenseurs de moins en moins doués ou bien est-ce le football qui a privilégié ces enfants dribbleurs à ces progénitures solides ? La question peut-être posée, toujours est-il que le grand gagnant de cette évolution reste… la statistique. Et aujourd’hui, les attaquants moyens des grands championnats affichent les mêmes réalisations annuelles que les plus grands buteurs d’il y a 20 ans. Nous vivons dans un monde où un Giroud marque autant qu’un Christian Vieri et où un Japp Stam n’aurait peut-être jamais eu sa place. Nous vivons peut-être aussi dans un monde où un Batistuta aurait planté 50 pions par championnat et non 25.

Au premier regard, cela apparait comme positif, de quoi nous plaignions-nous après tout ? Il y a des buts, donc du spectacle ! Malheureusement non, car ces buts ne sont plus le produit de joueurs d’instinct et d’élégance mais de droïdes qui ne pensent qu’à ça. En la matière, Cristiano Ronaldo reste la référence absolue.

Dans ce football où seul compte le but, les nostalgiques se réunissent sur YouTube en contemplant avec émotion et recueillement les éclairs de Riquelme et les beautés d’un Zidane auxquels on reprocherait un manque d’efficacité dans la « zone décisive », expression ignoble, comme si le terrain entier ne l’était pas.

Alors, c’était mieux avant ? Non, car il reste des partisans. Un Ozil qui crache sur le réalisme pour un crochet bien senti, Un Pepe qui s’assoit sur le chouchoutage des attaquants. Un monde qui refuse de mourir et nous qui le voyons résister.